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Newsletter n°63 : L’amour au-delà de la mort

 

« Le projet de la science occidentale, dont procèdent toutes les technologies de l’intelligence artificielle, c’est de se rendre “maître et possesseur de la nature”, selon la formule restée célèbre de Descartes. Un tel dessein […] s’accompagne d’une volonté de transformer l’humain en en faisant un animal plus rationnel, plus efficace, et de l’aider à dépasser ses limites, sa finitude(1) », observe Alexandre Gefen, en préambule à sa description du projet transhumaniste. Un projet que son représentant français le plus connu, Laurent Alexandre, a résumé en deux mots : la mort de la mort. Longtemps apparu comme farfelu, il trouve un semblant de concrétisation avec les derniers développements de l’intelligence artificielle, qui permettent de redonner une vie aux morts à travers les deadbots, des chatbots conversationnels avec des personnes décédées, par la création d’« effets de présence (2) » produits par des répliques numériques, des sortes d’autres imaginaires.

 

 En 2016, le journaliste du New York Times James Vlahos, sachant son père atteint d’un cancer incurable, entreprend d’enregistrer durant trois mois le récit de vie de ce dernier. Il recueille ainsi 91 970 mots prononcés par son père et alimente le chatbot qu’il a créé, avec lequel il a continué à converser après le décès. « Si même un soupçon de vie-après-la-mort numérique est possible, bien sûr que mon père est la personne que je veux rendre immortelle (3) » , explique-t-il, ajoutant, dans une vidéo publiée sur YouTube : « Ça me réconforte de pouvoir parler avec mon père », comme s’il oubliait qu’il faisait en réalité parler une machine. « On sait bien qu’elle ne pense pas, cette machine. C’est nous qui l’avons faite, et elle pense ce qu’on lui a dit de penser (4) », remarquait déjà Lacan, au sujet de la cybernétique, en 1955.

 

 En 2020, Joshua Barbeau, dont la fiancée est décédée huit ans auparavant, élabore un soir de septembre, à la date anniversaire de Jessica, une version virtuelle de cette dernière en intégrant dans le programme Project December les messages qu’elle lui a écrits à travers Facebook et divers autres textes, puis « dialogue » dix heures d’affilée avec sa partenaire désormais imaginaire. Il racontera plus tard à un journaliste du San Francisco Chronicle que, si au départ il était sceptique, au bout de quelques minutes, il s’émerveillait des capacités verbales du bot : ses réponses correspondaient parfois exactement à ce qu’aurait dit Jessica. « Mais si la machine ne pense pas, il est clair que nous-mêmes ne pensons pas non plus au moment où nous faisons une opération. Nous suivons exactement les mêmes mécanismes que la machine (5) », poursuivait Lacan… 

 

Au terme de son expérience de quelques mois avec le bot, Joshua Barbeau, confronté à un impossible face au réel de la mort, expliquait que Project December lui avait permis de chater avec sa fiancée décédée, de « parler avec elle comme si elle était vivante », évoquant un « effet de présence » qui vient non seulement rappeler que « l’existence de l’objet perdu se poursuit psychiquement (6) » tant que l’épreuve de réalité ne s’est pas imposée, mais aussi que l’évitement de cette dernière conduit à « se détourner de la réalité et à maintenir l’objet par une psychose hallucinatoire de désir (7) ». Le jeune homme ajoute que, selon lui, ce programme pourrait « aider les endeuillés déprimés à tourner la page », comme si les « conversations » avec le fantôme informatique de Jessica pourraient constituer un traitement du réel de la mort par le croisement de l’imaginaire et du symbolique.

 

 « Le deuil est une grande énigme, un de ces phénomènes que l’on ne tire pas au clair en euxmêmes (8) », écrivait Freud. Puisque « la vie ne songe qu’à mourir (9) », remarque Lacan, le deadbot, lathouse numérique pilotée par une intelligence toute artificielle venant rendre consistante une présence imaginaire de l’être cher, favoriserait-il le travail de deuil ? « La mort est du domaine de la foi. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir, bien sûr – ça vous soutient. Si vous n’y croyiez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? (10) » interroge Lacan, soulignant que nous avons besoin de nous savoir mortels pour supporter la vie. Le dialogue avec le mort pourrait-il alors être considéré comme un moyen non pas de se défaire de la réalité de la mort, mais d’en découdre avec le sens de la vie ?

 

Par Sophie Ronsin

article paru dans la revue "le Point" de novembre 2024


 

(1) Gefen A., Vivre avec ChatGPT, Paris, Ed. de l’Observatoire, 2023, p. 39. 

(2) Ibid., p. 45. 

(3) « Un journaliste “discute” avec son père décédé grâce à un programme qu’il a créé », Libération, 19 juillet 2017. 

(4) Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris Seuil, 1980, p. 350.

(5)  Ibid. 

(6) Freud S., « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2006, p. 148. 

(7) Ibid. 

(8) Freud S., « Passagèreté », in Œuvres complètes, tome XIII, Paris, PUF, 1988, p. 323. 

(9) Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, op. cit., p. 272.

(10) Lacan J., « Conférence de Louvain », in La Cause du désir, n° 96, Paris, Navarin, juin 2017, p. 11.

 

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