Lettre de mai 2024 N°56
Le progrès en question
La notion de progrès au sens d’amélioration de la situation de l’homme semble être fortement remise en cause en Occident notamment en raison du désastre écologique provoqué par l’excessive activité industrielle, commerciale et même agricole.
Le monde de demain sera-t-il plus clément que le monde d’hier et d’aujourd’hui comme on a pu l’envisager jusqu’à ce jour ? Nombreux sont ceux qui en doutent. Et plus nombreux encore sont les parents qui s’inquiètent pour leurs enfants et petits-enfants.
Après la dernière guerre mondiale, les modifications des conditions d’existence ont été sensibles : le progrès social et économique a incontestablement amélioré la vie des plus pauvres, le progrès technique notamment en médecine a permis un allongement appréciable de la durée de vie et le progrès démocratique a entraîné une explosion des débats d’idées. Certains changements se sont avérés être de véritables moteurs de l’évolution. Ainsi, comment ne pas s’enthousiasmer face à des inventions comme l’imprimerie ? Comment ne pas croire avec Kant au projet de « paix éternelle » quand la raison semble vouloir dominer le monde ? Chaque époque a amené son lot d’inventions fabuleuses et la désillusion qui les accompagnèrent fut tout aussi spectaculaire :
Ainsi au 20e siècle, le progrès n’a pas empêché une première guerre mondiale on ne peut plus meurtrière, une crise économique sans précédent et un génocide inqualifiable. Alors que signifie vraiment le progrès ?
Déjà dans les années 1960, progressistes et relativistes s’opposaient. Thomas S. Khun[1] expliquait que le progrès n’était jamais que le résultat d’un monde en mouvement entraînant crises et remaniements perpétuels. Mais qu’est-ce qui change réellement au fil du temps ? De quoi est fait le tissu de l’histoire ? Depuis le néolithique et la sortie de la préhistoire que s’est-il véritablement passé pour les hommes ? Est-ce que l’apparente maîtrise de la nature par la technè est une réalité ou une domination provisoire qui semble nous montrer ses limites notamment climatiques ? En un mot, le progrès est-il un réel progrès ou juste une étape comme le préconise Khun face à laquelle l’homme est toujours aussi démuni ?
Si nous replaçons la question de l’histoire dans l’ontogenèse en nous attachant à l’évolution individuelle de l’enfant depuis sa naissance jusqu’à l’âge adulte, nous pouvons constater une progression inéluctable de sa situation engendrée par deux modifications essentielles :
- le développement de ses potentialités aussi bien physiques que psychiques grâce à une expérience de ses sensations entrainant un éveil progressif à son entourage : échanges de regards, sourires, babil, marche, langage… Chaque étape franchie nous apparaît comme un progrès qui confère à l’enfant toujours plus d’aisance et d’indépendance.
- Un apprentissage auquel il est soumis dès son plus jeune âge avec le développement de son intellect. Là encore, on pourra dire qu’il « fait des progrès » en apprenant à lire par exemple. Quelque chose est à l’œuvre qui pousse l’individu à aller vers le monde, le connaître et participer à l’histoire du moment.
Il est évident que chaque enfant n’aura pas le même développement selon l’époque et l’environnement dans lequel il se déploie. Mais cela ne va pas toujours dans le sens que l’on croit au premier abord. Si l’on mesurait les capacités intellectuelles d’un Blaise Pascal par exemple à l’âge de douze, treize ans et un écolier doué du même âge de nos jours, on serait bien surpris. Pascal parlait grec et latin et pouvait déjà philosopher sur n’importe quel sujet. Il était bien sûr une exception et cela ne remet pas en cause le progrès que représente la généralisation de l’école. L’exemple permet cependant de relativiser l’intérêt d’une telle généralisation qui ne permet peut-être plus d’aller au cœur des disciplines.
Par ailleurs, si la France peut s’enorgueillir d’avoir interdit le travail des enfants, progrès incontestable, les entreprises actuelles ne se gênent pas pour acheter à bas prix dans des pays moins favorisés, des marchandises travaillés par des enfants de moins de 10 ans !
Ainsi le progrès des sciences et des techniques ne s’est pas forcément accompagné d’un progrès humaniste, bien au contraire et c’est cet aspect qui semble être au cœur du problème. Le « progrès » au sens large aussi bien intellectuel que technique apparaît comme inéluctable mais n’entraîne pas nécessairement un progrès moral. Cette partie-là semble être exclue de l’intelligence. Il semblerait en effet que chaque étape de ce soi-disant progrès réponde à des impératifs utilitaristes bien éloignés des préoccupations existentielles des humains.
Je prendrais un exemple cher à Heidegger : le tourisme. Lorsque le philosophe est allé pour la première fois en Grèce[2], il nous a fait part de son émotion quant au détour de ses visites, il allait à la rencontre d’une histoire qui l’avait habité toute sa vie. Pas à pas, la Grèce antique venait à lui et lui livrait ses secrets. Moment intense et précieux où l’individu va la rencontre d’un passé encore présent en lui dans les fondements de son être.
Face à cette expérience intime d’une grande fragilité, le progrès a autorisé le tourisme de masse ! Des bus entiers qui se déversent sur les sites où les ruines restent des ruines, où les colonnes ont perdu leur majesté où les théâtres ne résonnent plus.
Le progrès des transports a sans doute permis cela mais quelle déperdition de sacré !
Autre exemple : Est-il plus instructif de faire le voyage de Paris à Rome à pieds comme les voyageurs du haut Moyen Âge ou d’y aller en moins de deux heures en avion ? Quelle est l’expérience la plus enrichissante ? Cela pourra paraître très anachronique et pourtant nombreux sont les jeunes ados qui apprécieraient l’expérience d’un voyage à pieds. L’effet thérapeutique d’une rencontre avec la réalité du monde serait surement très instructif. Que vont chercher les pèlerins du chemin de Compostelle si ce n’est une expérience authentique d’un retour à des sensations originelles ?
Pour revenir aux enfants et au défi que pose l’évolution des nouvelles technologies, dernier progrès en date, il est clair que nous ne pouvons pas nous opposer à l’utilisation de ces outils. Déjà, nous ne pouvons plus nous en passer et l’ordinateur sur lequel je tape ce texte est devenu pour moi un incontournable, notamment dans la recherche de documents.
Mais ne nous y trompons pas, ce tournant décisif exigera d’élever le niveau de conscience à un degré encore jamais atteint. Je dirais même que si le progrès technique s’est développé en dehors de toute considération humaine, le moment est sans doute venu de faire entrer ce paramètre dans l’évolution.
Le progrès sans conscience s’est révélé toxique : s’il a amélioré la vie des occidentaux, il a surtout servi un capitalisme destructeur des équilibres naturels sans aucun respect des rythmes de chaque peuple. Cette progression aveugle semble trouver ses limites. Il appartient à chacun — et cela a commencé —, de faire la part des choses et de montrer aux enfants que tout plaisir ne repose pas sur la dernière invention technologique.
Ce sera le défi des nouvelles générations. Elles seront d’autant plus ouvertes à considérer les enjeux humains qu’elles y auront été préparées par une éducation tournée vers les valeurs véritables. Les parents qui s’affolent à juste titre devant l’utilisation des écrans de leurs enfants, ont la solution : Il leur appartient de détourner les enfants de cette captation de l’image vers des sujets d’intérêts réels. Passer ses vacances à marcher par exemple à la rencontre du monde réel, de l’histoire et des gens… voilà qui pourrait créer des liens autrement plus subtils.
Par Linda Gandolfi
[1] Thomas Samuel Khun, La structure des révolutions scientifiques, trad . L. Meyer, Poche, 2018
[2] Martin Heidegger, Séjours, éd du Rocher, 1962
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