Noël serait-il un mythe inventé pour suppléer au manque de magie du monde moderne ? Des chats-robots qui marchent, aux jeux vidéo en passant par les tablettes conçues pour les enfants dès l’âge de 2 ans, c’est un vrai casse-tête chaque année pour renouveler ce monde en miniature qui ne fait au fond qu’imiter le monde des adultes. Un monde de plus en plus sophistiqué qui envahit progressivement l’univers de l’enfant. Il y a bien quelques tentatives de ressusciter les toupies en bois, les boites à musique, les livres d’images…, mais il faut bien reconnaître que c’est une vaine entreprise.
Comment s’opposer à cet envahissement de la technologie ? Et est-ce bien nécessaire ? Faut-il protéger les enfants de ce monde froid et par bien des côtés, inhumain, sans les marginaliser ? Pour approcher le cœur de la question, il nous faut remonter aux sources de la modernité et tenter de cerner ce qui est en jeu derrière cette technicisation du monde. Peut-être pourrions-nous alors orienter les enfants dans une voie qui restera malgré tout en résonnance avec l’essence de ce monde.
Chaque progrès fait par l’homme et pour l’homme n’est pas neutre. Si les chasseurs/cueilleurs de la préhistoire sont restés au moins trois millions d’années sans autre technique que des pointes de flèches taillées dans la pierre, c’est parce qu’ils avaient besoin de tout ce temps pour apprivoiser la réalité du monde autour d’eux. André Leroi-Gourhan[1] a parfaitement montré le lien entre la dextérité de la main et l’évolution du cerveau.
Lorsqu’au 4è millénaire avant J-C, les sumériens inventent la roue, ils sont prêts psychiquement à accélérer le développement de leur civilisation. Il leur faudra cependant encore deux mille ans pour percer cette roue en son centre et y placer un moyeu.
Chaque invention qui semble à priori le fruit du hasard est en réalité en résonance profonde avec le développement psychique de l’être. L’exploration et la connaissance du monde sont donc en lien étroit avec l’ouverture progressive de sa conscience.
De même en Occident, lorsque l’homme émerge de la lente gestation du Moyen Âge, il est prêt psychiquement à assumer une renaissance qui s’apparente étrangement à l’adolescence et qui n’aurait pas pu avoir lieu sans le sentiment préalable de culpabilité et donc de devoir, amené par le judéo-christianisme.
Ainsi, si cet homme, façonné par les siècles d’individualisation a accouché du monde moderne c’est parce que la puissance de son entendement le lui a permis. Mais cela supposait que cette réalité hautement technicisée corresponde aussi à une élévation de sa conscience.
Or le bilan actuel du développement en Occident montre que c’est justement de ce côté-là que le bât blesse. Force nous est de constater que le monde moderne s’est développé à toute vitesse sans que les acteurs de cette accélération ne mesurent les conséquences à long terme de ce développement et sans prendre en compte l’épuisement des ressources de la terre soumise à un tel régime.
Quant au niveau de conscience, on ne peut pas dire qu’il se soit accru dans les mêmes proportions. En effet, si le champ culturel s’est également développé de manière spectaculaire, il n’a pas véritablement su trouver une dimension pratique notamment dans le questionnement existentiel. Ce n’est certes pas faute d’avoir essayé, mais sans résultat probant. Une coupure profonde s’est établie entre la recherche technoscientifique et le monde des arts et des lettres, seul susceptible de proposer une véritable réflexion éthique.
Par conséquent, il apparait assez nettement que l’individualisme sans une élévation de la conscience ne peut aboutir qu’à un nihilisme et un désengagement dramatique.
Le mal est fait diront sans doute les plus réalistes d’entre-nous. Heureusement il y a les idéalistes qui estiment que les progrès ont toujours devancé l’évolution psychique. Si le monde extérieur est en effet le reflet de notre évolution intérieure, on peut estimer que nous sommes juste dans la tourmente de quelques mutations qui s’annoncent promptement. Cela ne veut pas dire que la situation n’est pas grave ni sans conséquences ; sans doute la puissance de la pensée ne demande-t-elle qu’à s’ouvrir. Elle est la seule arme que nous puissions aiguiser notamment par l’attention portée à nos enfants qui sont les récepteurs de ce changement.
Comment ? C’est la question cruciale qui nous oblige à forcer le sens et à voir dans cette déstructuration du monde que nous vivons une chance de le reconstruire en responsabilité.
L’approche anthropo-mythologique que nous soutenons interroge ce lien symbolique entre le monde extérieur et l’intériorité de l’être, lien qui se noue au cours de l’histoire individuelle et l’histoire collective. C’est en effet dans le passé qu’il faut chercher la solution pour l’avenir. L’ambition de ce concept est donc de montrer que derrière la mythologie se dessine une structure universelle qui relève d’une anthropologie générale.
L’association des deux concepts — anthropologie et mythologie —, fonde une approche dynamique de la compréhension de l’homme et permet de poser un regard distancié sur l’enfant en train de se construire. Chaque enfant résume ainsi toute l’histoire de l’homme et contient les germes de la conscience en devenir.
Ainsi l’anthropologie prend en compte les étapes de la construction de l’homme et la mythologie renvoie à l’origine des structures psychiques. Les deux concepts ouvrent donc sur une puissante herméneutique de la construction humaine.
Dans ce cadre, la technologie n’est jamais que l’aboutissement de l’expérimentation d’une riche potentialité qui doit trouver sa juste place dans l’économie psychique. Elle doit notamment permettre aux enfants de construire un lien avec la réalité d’autant plus solide que le virtuel s’invite dans leur histoire et les oblige à affirmer leur propre réalité d’humain.
L’homme de demain devra se situer dans un univers ou les robots resteront des robots c’est-à-dire qu’ils trouveront leur juste place de machine. Ce nouveau monde est celui dans lequel l’homme sera capable de décrypter le sens de sa vie au fur et à mesure qu’elle se déroule et donnera ainsi raison à la formule de Goethe :
« Il m’est arrivé dans les sciences ce qui arriverait à un homme qui, s’étant levé de grand matin, attendrait avec impatience que l’aurore et le jour vinssent dissiper les ténèbres ; et qui, lorsque le soleil aurait paru, se trouverait aveuglé par l’éclat de ses rayons. (Maximes et Réflexions, 1842).
Linda Gandolfi
[1] André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Technique et Langage, Albin Michel, 1964
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