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La violence à l'école

Dernière mise à jour : 7 déc. 2021


La question du mois une fois de plus nous est dictée par l’actualité. Faut-il dépister les enfants en difficulté dès la maternelle ? Cette proposition d’une violence inouïe est la réponse apportée par les autorités au mal-être et à la violence de nos enfants. Violence pour violence, œil pour œil, dent pour dent, cette proposition interroge sur la légitimité de la violence. Nous l’aborderons en faisant un grand détour par la toute première violence originelle celle d’un Dieu qui tente sa créature et la met au défi d’exister.


La violence originelle Dès l’origine, la violence semble avoir des accointances avec la liberté. Dans la Bible, Dieu crée Adam et Eve et les place dans un fort joli jardin. Adam et Eve y coulent des jours heureux jusqu’à ce qu’un certain serpent vienne tenter la belle. En effet, Dieu, plus perfide ou plus complexe qu’il n’y paraît, a posé ses conditions : vous pouvez goûter à tous les fruits sauf à ceux de cet arbre, l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Désobéissez et vous connaîtrez la mort.


Dans ce jardin où tout est à profusion, l’interdit de Dieu crée un manque : mais qu’ont-elles donc de si extraordinaires ces pommes ? Auraient-elles des vertus particulières ? Très vite l’interdit épouse la forme phallique du serpent qui vient s’immiscer entre Adam et Eve engendrant le doute. Le manque ainsi distillé commence son œuvre dévastatrice.


Pourquoi Dieu a-t-il donc posé un tel interdit ? De quelle perversion est-il animé lorsqu’il place sous le nez même de ses créatures un fruit défendu parmi les fruits ? Dites à un enfant : tu peux toucher à tout sauf à ça. Il va s’empresser de le faire. L’interdit a incontestablement un goût plus pimenté que le permis. Quoi qu’il en soit des intentions divines, il y a, dans cette toute première alternative curieuse, la première injustice qui entraîne les premiers doutes et les premières questions. Le phénomène est d’autant plus violent qu’il est accompagné d’une explication peu claire : qu’est-ce que la vie et la mort pour des créatures qui justement vivent dans l’éternité divine ? En revanche, le serpent, cet entre-deux phallique, vient semer le doute chez Eve : si tu manges de ce fruit, tu seras comme Dieu. Or, qui dit « doute » dit choix, tout au moins en apparence ; et il est vrai que cette première incompréhension de l’acte divin laisse à l’homme l’espace d’une possible liberté. Le mot est lâché ! La première injustice, sous forme ici d’incohérence, de non-dit ou de trop dit, laisse l’être humain dans une vacuité du choix possible, donc de liberté possible. Mais que se serait-il passé si Eve avait obéi à l’interdit divin ? Qui sait … Une chose seule est certaine : on ne serait pas là pour en discuter. L’interdit divin, énoncé de cette manière, ouvrait d’emblée la voie de sa transgression. Mieux, au long terme, elle était inévitable, et la Bible ne nous dit pas si Adam et Eve ont longtemps tourné autour de l’arbre avant de réveiller le serpent.


L’histoire de cette tentation ne s’arrête pas là. Elle se répète avec Abel et Caïn. En effet, Caïn, le fils courageux d’Adam et Eve, âpre à la tâche, va voir ses offrandes négligées par le Dieu de la Genèse, alors que ce dernier reçoit avec égard les offrandes généreuses d’Abel, le doux berger, rêveur. Caïn a offert les fruits de son labeur durement acquis ; Abel, le rêveur offre l’agneau alors qu’il est encore jeune. Le premier va au bout de sa tâche alors que le deuxième reste dans la contemplation divine. La première injustice était, il est vrai, sous la forme équivoque de la tentation. Ici, l’injustice de Dieu est plus complexe et entraîne le premier crime commis en son nom : Caïn, révolté par l’injustice d’un Dieu qui ne reconnaît pas son dévouement, tue Abel.


Les théologiens se sont bien sûr penchés sur ce superbe paradoxe. Les Chrétiens y ont lu, dans leur majorité, le choix par Dieu de l’innocence et de l’amour total. Cela ne justifie pas l’injustice. Lorsque Dieu choisit d’honorer les offrandes d’Abel celui qui est sans doute le moins doué pour s’occuper de cette terre et se détourne de celle de Caïn, lui qui œuvre à cette construction, il ne peut ignorer son injustice et peut-être la souhaite-t-il.


Certes, il exhorte Caïn à ne pas tomber dans le péché, mais on ne peut alors s’empêcher de penser qu’il anticipe. C’est là tout le paradoxe d’une puissance divine qui sait et qui laisse faire ! La violence de Caïn a été incontestablement provoquée par l’attitude de Dieu. Mais qu’en est-il des intentions cachées de ce dernier ?


Il est sans doute prétentieux et sûrement blasphématoire pour les religieux, d’oser soulever une telle question. Elle est pourtant au cœur du problème et nous pousserons même l’audace d’imaginer une réponse : supposons que Dieu ait salué les œuvres de Caïn comme il se devait et qu’il ait, par conséquent, accompagné les hommes dans leur tâche d’appropriation du monde. Ainsi se serait-il, pour une grande part, accaparé aussi le travail des hommes. L’homme se serait-il alors senti responsable de ses œuvres ? La créature aurait-elle pu se libérer de son créateur ? La particularité de la liberté est qu’elle ne peut pas être octroyée. Elle impose de défaire les liens de dépendance qui entrave le sujet. La liberté est donc une instance qui se gagne et que l’on ne doit à personne d’autre qu’à soi-même. Comment Dieu aurait-il pu créer l’homme libre sans commettre cette première injustice qui consiste à se détourner de lui après l’avoir mis au monde ? Dieu ne choisit pas Caïn car c’est lui qui œuvre à la construction du monde et c’est lui qui, manifestement, sera un véritable fondateur. L’humanité avec Caïn réitère la chute, mais c’est pour mieux se redresser.


L’injustice de Dieu est dans la continuité de sa première ruse : il se détourne volontairement de celui qui a la puissance d’agir et le rend libre de son acte de création en disant : c’est pour toi seul que tu agis. Caïn tue Abel et par ce meurtre entérine sa différence et sa liberté par rapport à Dieu. Son geste est certes condamnable, pourtant il est le premier acte de rétablissement d’un certain équilibre face à la puissance du ciel.


Saint Augustin a vu dans les figures d’Abel et de Caïn les deux dimensions coexistant en l’homme. Il est exact qu’en chaque homme, le côté actif vient contrecarrer, voire violenter, le côté méditatif. C’est en tous les cas cette partie violente en l’homme, générée par l’injustice extérieure, qui va incontestablement mener à l’action libératrice. De cette lutte entre Abel, l’aspect contemplatif tourné vers l’origine, et Caïn, l’aspect actif tourné vers l’avenir, naît la dynamique temporelle. Mais c’est l’injustice extérieure dont Dieu fut le premier instigateur, qui réveille et pourvoit à l’action.


La violence est donc inhérente au jaillissement de l’existence. La puissance de l’homme est générée par l’attitude injuste et incompréhensible de Dieu. De la même manière, les enfants moins aimés s’échappent du nid plus aisément et peuvent trouver une force dans cet abandon. Il n’y a pas de pire piège qu’une mère possessive à qui l’on doit tout !


L’homme est d’emblée placé dans la position de devoir trouver seul son chemin et la violence fait partie de cette énergie active qu’il va déployer dans cette course à la liberté. Les chrétiens garderont le souvenir de la première faute, de ce premier péché commis par Eve et de ce premier crime de Caïn, mais ils oublieront, par fidélité à Abel et à Dieu mais aussi par culpabilité, la première injustice divine. Comme s’il devait pardonner au divin cet élan narcissique d’avoir un jour voulu contempler ses œuvres. À quel prix ! Mais peut-être est-il tout aussi redevable de cette liberté, même si elle fut acquise à un prix insupportable.


Chaque jour, aux quatre coins du monde, et quelle que soit sa couleur de peau ou sa situation sociale, la mère procréatrice, celle qui la première a mordu dans la pomme, réitère l’injustice divine : l’enfant est éjecté sans ménagement du ventre paradisiaque, lieu de cette première fusion originelle adamique. Puis il est nourri à la pomme laiteuse jusqu’à ce que lui soit imposé, sans plus d’explication et plus ou moins violemment, l’interdit salutaire qui le propulsera dans l’existence.


L’arrimage au sein apparaît comme un grand moment de plaisir pour la plupart des nourrissons, ce qui laisse supposer que c’est avec une certaine délectation que l’Eve originelle a franchi le pas. Les premiers moments hors de la sphère paradisiaque ne semblent pas si différents du monde aqueux et sans doute Adam et Eve ont-ils dû mettre un certain temps à réaliser ce qui leur arrivait. À croire qu’Adam et Eve n’ont pas mangé qu’une seule pomme, mais qu’ils en ont fait une véritable indigestion !


Les premiers moments de la vie, les premiers mois sont certes violents, mais ils sont aussi sublimes ; autre piège divin que celui d’avoir doté l’homme de la jouissance. L’être boit directement à la source originelle et y lit, à livre ouvert, les secrets de Dieu tout comme Abel s’entretient avec ses brebis et rechigne à se fermer à ce paradis. Alors Caïn devra frapper un grand coup et tarir la source.

La violence aujourd’hui De génération en génération, l’histoire se répète et charrie son lot de violence. La plus sûre cachette de l’injustice est de se lover dans les plis de l’évolution. Abel et Caïn jouent dans la cour de récréation et tentent d’échapper au verdict fatidique, mais personne n’entend leur cri. La vérité originelle se couvre des couches ensanglantées du temps. Un professeur en manque d’amour s’immole.


Aujourd’hui l’écho de l’origine est si lointain et le chaos si grand, qu’on ne sait plus par quel bout attraper le moindre lambeau de vérité. Le mensonge, l’ambition, la convoitise, la bassesse abreuvent à loisir les penchants de l’homme sans même qu’il s’en rende compte. La violence est devenue l’alibi des plus grandes vilenies. En ce jour du 17 octobre 2011, on commémore l’assassinat par les forces de l’ordre françaises de dizaines de manifestants algériens en 1961.


Alors vouloir nous faire croire qu’étiqueter les enfants qui présentent des difficultés comportementales dès la maternelle va améliorer les choses est vraiment l’apogée de l’impasse dans laquelle se trouve notre société dans son incapacité à gérer les problèmes. D’aucuns penseront que tout cela n’a rien à voir et qu’on mélange tout, les pommes de l’origine avec les fruits pourris qu’il faut absolument ficher pour veiller au repos des bonnes gens. Peut-être, mais à force de vouloir séparer les problèmes, de les étudier isolément, on ne sait plus de quoi on parle et on perd toute essentialité.


Le mal-être et la violence de l’enfant sont avant tout un cri de liberté qui s’élève et tente de traverser les couches épaisses de notre humanité sédimentée. Comment l’entendre et comment en prendre acte car c’est bien de cela qu’il s’agit. On peut certes faire taire ce cri comme on donne un antibiotique pour éradiquer le mal sans s’attaquer à la source. Mais on peut aussi chercher une réponse suffisamment claire pour que ce cri cesse de lui-même, un cri apaisé par la compréhension mutuelle et la connaissance qui en surgirait. Pour qu’une part même infime de cette vérité arrive jusqu’à nous du fond des âges dans la bouche des enfants encore si proche de l’être.


Autrement dit, comment être suffisamment clair soi-même pour prendre en compte ce langage qui est un langage de détresse ? Comment intervenir dans la relation entre l’enfant et les parents pour comprendre ce qui se joue et qui est dans la plupart des cas totalement inconscient et se répète depuis la nuit des temps ? Comment aider les parents à devenir adultes et libres quand on sait que l’existence est si difficile et qu’elle est aux mains de ceux qui ne se posent aucune question existentielle et qui surfent sur la vague du pouvoir et de l’argent ? Un siècle et demi de travail analytique n’a pas suffi à rendre les choses plus claires. On continue à s’interroger, à culpabiliser les parents et surtout à adresser les enfants chez le psychologue alors que ce sont eux qui détiennent la vérité.


La véritable question qui se pose ici est dans le manque d’efficacité notoire aussi bien du côté des enseignants que des soignants. La proposition gouvernementale n’est que la suite de ce programme qui se contente de signaler, d’étiqueter tout comme le corps psychiatrique se contente de diagnostiquer et d’orienter et finalement, d’exclure. On fiche, on fait des listes, on met dans des cases, et après ? Là est le vrai problème d’une société qui considère la plupart du temps qu’elle a fait son travail quand elle a étiqueté.


Les difficultés rencontrées par les enfants parlent les failles relationnelles des adultes et ce n’est pas, comme on le croit souvent, qu’une question de milieu social. Par ailleurs, ces difficultés relationnelles n’ont rien à voir avec l’amour et le soin que les parents apportent à leurs enfants. Il va enfin falloir s’attaquer, un jour, au fond du problème qui est celui de la transmission inconsciente de nos propres failles relationnelles. Et fort heureusement, personne n’y échappe même si nous ne traînons pas tous les mêmes casseroles. Il ne s’agit d’ailleurs pas de casseroles mais du jeu normal des transmissions qui exige aujourd’hui une conscience plus claire, plus alerte de ce qui trame dans ce jeu relationnel. Les enfants ne sont pas plus indisciplinés, plus violents, plus lymphatiques… qu’auparavant. Ils sont tout simplement plus ouverts à une évolution vers plus de liberté, plus de sens, plus de logique. Ils cherchent une passe dans ce désordre transgénérationnel qui questionne individuellement aussi bien les parents, les enseignants que le corps médical. Comment sensibiliser les adultes à ces jeux de miroirs de plus en plus déstabilisants ? Comment escalader ses rocs de résistance qui font le lit du fascisme ? Telle est la question qui ne peut passer que par une profonde mise en question de nos actes, de nos affects, de notre connaissance et de nos rigidités.


Soyons clairs : ce ne sont pas les enfants qui sont le problème mais les adultes et tout particulièrement ceux assez fous pour proposer des mesures pareilles ! Alors l’étiquette autour du coup de l’enfant qui vient dire, voire crier le fonctionnement détraqué des adultes, voilà une bonne solution. Ensuite, il n’y aura plus qu’à tirer sur la corde et tout le monde sera rassuré.


Par Linda Gangolfi

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