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Fléau des écrans et des images ou monde en mutation ?

Dernière mise à jour : 18 janv. 2022


Notre monde file à toute vitesse. Où court-il si vite ? Nul ne le sait. À sa perte affirment certains. C’est possible, mais l’histoire nous a montré que ce monde est aussi plein de rebondissements et que ce qui se joue en surface cache souvent des processus évolutifs profonds.

Aujourd’hui, la plus grande mutation sociétale à laquelle nous assistons est celle de l’envahissement des écrans, des images et de cette mise en réseau qui relie chacun à tous. Mutation vertigineuse par la rapidité de son extension mais aussi passionnante si on considère que l’image est le support emblématique de la construction individuelle.

Rôle fondateur de l’image maternelle

En effet, l’expérience de la vision est une étape essentielle dans la construction du sujet qui fait passer progressivement le nouveau-né de l’hallucination à la réalité du monde. Plongé dès sa naissance dans la contemplation du visage de sa mère (ou de son substitut) lors des échanges et plus particulièrement lors des tétées, le nourrisson s’abreuve à cette image dont il apprend à connaître les moindres expressions. Une présence apaisante qui répond à ses besoins, apaise ses angoisses et qu’il ne distingue pas encore de sa propre réalité. C’est à partir de cette vision rassurante, reconnaissable entre toute, que le monde autour de l’enfant va prendre forme jusqu’à ce que ce dernier réalise, quelques mois plus tard, en apercevant son visage au côté de celui de sa mère dans le miroir, qu’il a, lui aussi, une existence propre et distincte. Pour chacun de nous, ce premier lien à l’imago maternelle reste fondateur de l’ancrage dans l’existence. L’image est ce qui soude les éléments du monde en donnant corps à cette première image de soi dans le monde.

Voir le monde, en appréhender les formes, en mesurer la profondeur métonymique à partir de la surface et en restituer la teneur métaphorique par le langage, constituent une expérience fondatrice qui conduit le sujet à la conscience de sa propre réalité et de celle du monde.

Support narcissique indispensable, l’image conserve donc tout au long de la vie sa fonction dionysiaque reliant le sujet à son origine et cela pas seulement dans un aspect régressif. L’image agit encore et toujours comme un lieu de ressourcement imaginaire qui stimule la créativité et qui peut aussi représenter un refuge quand la réalité du monde est trop dure, voire trop tranchante. Elle est ce réservoir fantasmatique ou chacun peut venir se ressourcer narcissiquement. Regarder une série télé ou un match de foot après une journée de travail est un moment agréable qui a l’avantage de déconnecter quelque peu le cerveau des soucis et des préoccupations quotidiennes. Nul ne saurait le nier. À ce titre, l’image est aussi porteuse d’une puissance inconsciente sans doute plus importante que nous le soupçonnons en première approche. Mais c’est là aussi, dans ce ressourcement que réside le danger d’addiction.

Danger passéiste de l’image

De la même manière que les premières images qui entourent le nourrisson sont les supports essentiels de son ancrage dans le monde, les images sont aussi porteuses de cet élément intemporel qui, s’il nous échappe consciemment, n’en est pas moins efficient. En effet, dans l’impact négatif des jeux vidéo par exemple, le danger vient de ce que l’image renvoie à une jouissance passéiste qui capte le regard et le détourne de la réalité du présent. Proche du rêve, l’image des écrans peut alors agir comme une dangereuse drogue ce qui explique aujourd’hui les dépendances aux jeux vidéo de nombreux adolescents ou jeunes adultes. Ainsi, un enfant qui passe ses journées sur les écrans de manière compulsive est incontestablement sur une pente dangereuse, mais on oublie trop vite que ce premier mouvement est dans un premier temps, un processus protecteur d’une réalité par trop agressive que l’enfant ne peut appréhender. Le problème n’est pas la consommation d’images mais ce qu’elle cache de l’impasse d’accès à la réalité. Il importe de voir dans tout mouvement névrotique le côté défensif et protecteur de la psyché. En effet, si l’image possède ce pouvoir passéiste, elle contient aussi un élément progressiste dans le sens où son temps spatialisé recèle les ferments du futur. Autrement dit, l’image n’est pas que cette information superficielle, elle recèle un fort contenu symbolique. Tout comme le visage de la mère et ses mimiques sont déterminants dans la transmission du désir de vivre, l’image est porteuse d’un message qui n’est pas neutre et qui fascine au lieu même de la difficulté rencontrée par l’enfant.

Par conséquent, la forte consommation d’images correspond à un remplacement temporaire et artificiel du processus maternel en ce qu’il relie l’être à son origine et dont l’enfant ne peut totalement s’émanciper. S’éloigner du point d’ancrage suppose pour tout individu que le principe de réalité est bien installé. Dans le cas contraire, le détournement de la fonction imaginale vient nourrir un lien de dépendance à la mère et le symptôme signale la difficulté d’émancipation. Comme tout processus de défense, l’addiction est dans un premier temps un élément stabilisateur qui donne momentanément un sentiment d’unité et libère de l’angoisse du réel. Le comportement addictif est le symptôme qui permet de pallier à la défaillance psychique tout en soulignant les effets nocifs de cette dépendance.

Il faudra ainsi aller chercher dans la relation des parents à l’enfant ce qui n’a pas permis à ce dernier de se structurer. Qu’est-ce qui dans la relation triangulaire doit être corrigé pour l’aider à appréhender le monde. Le sevrage de l’image tout comme le sevrage d’alcool et de drogue n’est jamais que le sevrage d’un substitut maternel lui-même support de l’accès à la réalité du monde.

En quoi l’enfant manifeste-t-il une impasse de la réalité ? C’est ce qu’il nous faudra bien sur d’ores et déjà chercher dans les replis narcissiques de ses propres parents. Et aujourd’hui, si les enfants paraissent particulièrement accrochés à leurs écrans, il ne faut pas oublier que les adultes regardent en moyenne la télévision trois heures par jour ce qui dénote, chez eux aussi, un fort besoin de ressourcement fantasmatique. Et encore, nous ne parlons pas ici des besoins fantasmatiques sexuels qui font le succès grandissant de la pornographie sur le net. Par conséquent, ce rôle fondamental de l’image dans la construction de l’unité psychique permet de supposer que la sollicitation des images a peut être quelque chose à voir avec cette unité du sujet et plus précisément son renforcement.

Image et évolution

S’il y a un danger incontestable à consommer trop d’images quel pourrait en être néanmoins le bénéfice ? Peut-on voir dans cette démultiplication des écrans un défi pour l’évolution du sujet ? En effet, si on considère le rôle fondamental de l’image dans l’accès du sujet à la réalité de ce monde, quel sera l’impact sur la psyché de ces multiples écrans notamment sur une longue période ? Ils fonctionnent comme autant de miroir de nous-mêmes et renvoient à une sollicitation du monde quasi permanente. Le risque d’addiction étant de fait plus grand, la question de l’unité individuelle qui relève de la construction psychique se pose avec d’autant plus d’acuité.

Lorsque que nous sommes face à un écran sur le net par exemple, le sujet est seul face au « tout » du monde. Il est seul face à une multiplicité qui est certes différente de ce qu’il se passe lorsqu’il regarde la télévision. Dans cette situation, le monde s’invite dans notre salon et s’impose, il n’y a pas de véritable échange. Avec le net, on franchit une étape dans l’accès au monde du fait que l’on peut interagir et cela où que l’on soit. Par ailleurs, avec les progrès de la technique, les images sont devenues pour la plupart virtuelles, c’est-à-dire qu’elles reconstruisent une réalité parallèle au monde réel, une réalité qui a son autonomie. Le film Her de Spike Jonze raconte la rencontre amoureuse entre un homme et une voix d’ordinateur. Le scénario est crédible, mais il n’est jamais qu’un prolongement certes plus réaliste des fantasmes éveillés que peuvent faire les jeunes filles quand elles rêvent à leur prince charmant qui prend la forme de l’acteur en vogue du moment. Cela vient en lieu et place d’un processus d’auto-jouissance qui est la réplique de la première phase auto-contemplative du visage maternel. La multiplicité de ces images et leur « réalisme » réclament par conséquent une plus grande résistance à la pression du monde imaginaire et virtuel qui se fait omniprésent.

Ce « tout » du monde accessible à chaque instant peut ainsi être symboliquement rapproché du « tout » de la mère, du « tout » des premiers moments de la vie comme si l’universalité de la toile nous renvoyait à ces premiers instants fondateurs de l’existence. Le danger d’addiction est certes d’autant plus grand que la sollicitation des images est plus importante. C’est en cela sans doute que le phénomène des écrans permet de supposer qu’au delà des effets négatifs, l’expérience invite aussi à un renforcement du Moi du sujet et par conséquent un renforcement de l’individualité. Tout se passe comme si dans cet effet de mondialisation, l’individualisation du sujet et particulièrement celle des enfants, devait monter d’un cran. Appelés à dialoguer avec le monde entier, ils vont devoir développer cette capacité à jongler entre le monde réel et le monde virtuel[1].

Image, symbole et transmission

Ici se pose alors la question : comment provoquer cette maturation du Moi ? À quel niveau se joue la mutation de la conscience ? Comment faire grandir la lucidité de chacun ?

Nous avons évoqué plus haut le contenu symbolique de l’image. À ce propos, il est étonnant de constater que la plupart des jeux vidéo empruntent leur scénario aux grandes sagas mythiques de l’humanité. Nous avons montré dans d’autres textes[2] à quel point le mythe en tant que support symbolique de l’image structure l’accès de l’être à la réalité. Ainsi derrière chaque image se cache une histoire symbolique qui devient accessible grâce au mythe. La réactualisation de ces grands mythes met les enfants face à leur devenir plus surement que toutes les histoires que nous pouvons leur raconter ou plus exactement que nous ne leur racontons plus.

L’accompagnement des enfants dans cette expérience de la réalité va bien au-delà de l’obligation de poser des interdits et de limiter l’accès aux écrans. Il est bien sur important de poser une limite surtout lorsque l’on voit s’installer une consommation trop importante qui file vers l’addiction. Trois heures de jeux vidéo sont sans doute équivalent à la fumée d’un joint ou à l’ingurgitation de trois ou quatre bières. À consommer donc avec modération et le conseil de Serge Tisseron de modérer l’accès aux écrans en fonction de l’âge est incontestablement à suivre même si tous les enfants ne réagissent pas de la même manière eu égard notamment à leur construction psychique et leur lien à la mère. Mais cela ne suffira pas même si le fait de poser un interdit est un geste important dans la relation parent enfant. Il s’agit moins de protéger les enfants des écrans que de leur apprendre à s’en émanciper.

Donner l’exemple soi-même en ne jouant pas dès que les enfants sont couchés comme le font un bon nombre de parents est évidemment crucial. Les jeunes adultes accros aux jeux ou manifestant d’autres formes d’addiction sont nombreux. Il n’est pas rare de voir aujourd’hui des gens de tout âge notamment dans le métro s’acharner sur leur iPhone avec avidité. Or, on ne peut imposer que ce que l’on a soi-même dépassé d’autant que les enfants renvoient les parents à des problématiques d’accès à la réalité inconsciente et parfaitement masquées par une vie souvent rythmée par des horaires de travail intenses.

Comme nous l’avons évoqué plus haut, si l’addiction à l’écran des enfants est un symptôme, ce dernier révèle et met le doigt sur les aspects fantasmatiques de la relation. À ce titre les difficultés de l’enfant sont de véritables miroirs des problèmes enkystés des générations précédentes. Mais plus généralement, on peut penser que la multiplicité des écrans et le danger que cela représente pour les enfants incite les parents à élever leur propre niveau de conscience et générer ainsi une plus grande compréhension des enjeux relationnels dans l’éducation. L’accroissement du danger addictif oblige à plus de conscience des enjeux de la transmission parent-enfant.

En effet, et c’est le plus important, le plus sur moyen de lutter contre les effets inhibiteurs des images consiste à en activer la portée symbolique. Accéder à la symbolique des images c’est élever ces dernières à un sens supérieur et accompagner les enfants dans leur quête d’expérience et de compréhension. Telle nous paraît être aujourd’hui la mission des parents en fonction de l’avenir qui semble se dessiner au travers des nouvelles formes de communication. Les enjeux de la transmission reposent sur une compréhension de ces jeux de miroir d’une génération à l’autre que l’exploration de l’inconscient peut aujourd’hui mettre à jour.

Il ne s’agit pas pour autant d’allonger tous les parents sur le divan mais d’accéder culturellement aux enjeux de cette transmission. Pour cela il convient d’élever les niveaux de discussion et répondre à la sollicitation de plus en plus forte des enfants face à l’absurde de l’existence. Les parents d’aujourd’hui doivent être impérativement conscients de l’impact de leur relation dans l’éducation de leurs enfants : la recherche du sens des difficultés rencontrées, l’interprétation des attitudes en apparence incompréhensibles, le décryptage du langage symbolique des enfants vont devoir être les supports de l’éducation.

Les enfants sont le réservoir vierge d’une conscience éthique refoulée qu’il va falloir réveiller pour ne pas sombrer dans les pièges d’un monde qui se démultiplie à l’infini. La multiplicité des écrans ne fait que confirmer les modifications profondes de la société lesquelles impactent avant tout la relation aux autres. C’est donc à ce niveau que se joue la formation et l’éducation des nouvelles générations, celles qui vont devoir affronter les conséquences de la mondialisation et donc gérer des modes de rencontre et d’échange certes très différents de ce que nous avons connus.

Donner aux enfants l’envie de vivre leur vie plutôt que de la rêver. Pour cela il faut aussi construire un monde qui a un sens.


Linda Gandolfi

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